Critique du film
The Pervert's Guide to Cinema (2006)

le 28/07/2013 par olivier

My relationship towards tulips is inherently Lynchian. I think they are disgusting. Just imagine. Aren’t these some kind of, how do you call it, vagina dentata, dental vaginas threatening to swallow you? I think that flowers are something inherently disgusting. I mean, are people aware what a horrible thing these flowers are? I mean, basically it’s an open invitation to all insects and bees, « Come and screw me », you know? I think that flowers should be forbidden to children.

Slavoj Žižek, The Pervert’s Guide to Cinema.

Plonger au coeur de certains des plus grands films de l’histoire du cinéma, afin d’en tirer une substance psychanalytique et philosophique et d’ainsi réfléchir sur ce que les images peuvent nous dire de nous mêmes, de notre rapport à la réalité et au virtuel, de nos désirs, de nos fantasmes et de nos peurs, de notre perversion: tel était le projet de la réalisatrice Sophie Fiennes et du penseur slovène Slavoj Žižek, associés dans un documentaire de près de trois heures intitulé The Pervert’s Guide to Cinema. Un projet d’envergure, dont l’objectif de « psychanalyse universelle », basée sur la lecture de près de cinquante films appartenant presque tous au panthéon du cinéma – en vrac: on passe de The Birds à Vertigo, en passant par PsychoSolaris, Matrix, Alien, The Great DictatorDogvilleStalkerMullholand Drive, sans oublier The ExorcistPersonaEyes Wide Shut, et j’en passe – qui pourrait paraître prétentieux, péteux, cuistre, insolent. En fait, il n’en est rien, car ce documentaire est supporté à la fois par un discours qui ne se veut jamais univoque, tout pétri d’ambivalence et de nuances, n’imposant jamais une vision figée, ni du cinéma, ni de la psyché humaine, et par une mise en scène excellente qui autorise une immersion totale avec la matière filmique analysée. Le spectateur, en effet, suit un Žižek qui se « fond » littéralement dans les scènes qu’il étudie, comme s’il faisait partie de leur décor et pouvait ainsi écouter, au plus près et comme le ferait un psychanalyste (ce qu’il est, par ailleurs), les paroles sourdes des protagonistes, sonder leurs peurs et capter leurs désirs. Ainsi, depuis la cave de Norman Bates, dans un fauteuil éclaté auprès de Neo et Morpheus ou sur la scène du Club « Silencio », le penseur s’essaie à sonder les zones floues de la subjectivité humaine; mais il le fait en supprimant la distance avec son objet, puisqu’il a traversé le « rideau » du réel représenté par l’écran pour se mêler au spectacle de l’illusion, et peut désormais parler à partir d’elle.

perverts-psycho

Fortement influencé par le travail de Lacan, mais aussi de Freud, Deleuze ou Rancière (et toute une série de philosophes « de gauche ») Slavoj Žižek est un de ces intellectuels qui divise: très populaire – jusqu’à se porter candidat à la présidence de la Slovénie -, extrêmement sollicité pour ses qualités de conférencier, et particulièrement provocateur (ainsi qu’en témoignent certains de ses travaux, comme ce Plaidoyer en faveur de l’intolérance, dont le titre trahit une certaine envie de taper dans la fourmilière), il est connu pour ses positions à contre-courant de la bien-pensance, et sa propension à revenir sur ses opinions assez régulièrement, dans une oeuvre globalement ambiguë. Si bien sûr chacun sera libre de porter un jugement sur cette personnalité du paysage de la pensée contemporaine, et sur ses convictions philosophiques un poil bordéliques, il sera difficile de ne pas céder au charme du discours de Žižek, extrêmement accrocheur et parfois très drôle, et de nier son intelligence ou sa pertinence. Cela est vrai surtout, à mon sens, pour les analyses touchant aux oeuvres d’Hitchcock et de Lynch, deux auteurs à la carrière marquée par une réelle réflexion d’ordre psychanalytique, dont Žižek réussit à expliquer de nombreuses subtilités et à dresser ainsi, par le biais de certains de leurs chefs-d’oeuvre, un panorama fascinant des obsessions et pulsions humaines, cela sans oublier de farcir sa présentation d’analyses cinématographiques plus formelles (touchant plus spécifiquement à la mise en scène, au choix des couleurs, à la photographie, etc.) qui ont le grand avantage d’ancrer un discours très intellectualisant dans la réalité de la création, et d’éviter ainsi de se perdre dans les limbes parfois frustrantes de la psychanalyse au profit d’une réflexion plus globale sur le médium même du cinéma et sur ses modes de représentation.

perverts_solaris

Le résultat de ce parcours intense dans le must du cinéma mondial est stupéfiant: d’abord en effet, le désir vient très vite de se faire ou refaire certains films, au prisme d’un regard renouvelé par les fines observations de Žižek, avec l’envie d’y traquer les traces et cicatrices de la subjectivité humaine, le spectre du ça, l’ombre du surmoi, et aussi de réfléchir sur les modalités du réel et de l’illusion, sur ce que signifie faire et regarder un film; mais surtout ce regard se transforme, après ces longues et intenses digressions sur l’économie symbolique complexe qui travaille l’humanité, et qui s’exprime puissamment au cinéma, en une vision perverse au sens étymologique du terme, c’est-à-dire en un regard « renversé », ou plutôt même « retourné » contre nous-mêmes, vers nos propres fantasmes – souvent pervers au sens où l’on connaît ce mot, cette fois -, nous renvoyant assez violemment à la gueule cette matière subversive, mélange de pulsions, de sauvagerie, de désirs, d’angoisses et de phobies dont nous sommes constitués, matière polymorphe, slime de conscience qui explique aussi notre fuite constante du réel vers le monde des illusions et de la fiction, comme si celui-ci bénéficiait d’une plus solide concrétude, était d’une réalité plus « sûre » que celle du réel. Là est toute la force de ce documentaire qui implique son spectateur, malgré lui mais à son plus grand plaisir – telle a été du moins ma réaction – dans un travail d’auto-(psych-) analyse édifiant, ludique, hilarant, mais parfois aussi terrifiant. Tout cela, et ça compte, dans le cadre d’une déclaration d’amour totale et fascinante faite au cinéma, éclairant comme rarement ce médium, poussant les passionnés à poursuivre leur vice, et les novices à se plonger dans l’addiction.

In order to understand today’s world, we need cinema, literally. It’s only in cinema that we get that crucial dimension which we are not ready to confront in our reality. If you are looking for what is in reality more real that reality itself, look into the cinematic fiction.

Slavoj Žižek, The Pervert’s Guide to Cinema.

The Pervert’s Guide to Cinema (2006) : Fiche technique

Réalisateur :

Auteur :

Acteur :

Durée : 02:30:00

Étiquettes : , , , ,

Écrire un commentaire