Critique de l'album
- Collegium (2013)

le 28/06/2013 par lorrain

Collegium est un album et un concept. Comme chaque réalisation du collectif The Fawn, celle-ci est adaptée à l’endroit et au moment. On peut les voir sur scène à neuf musiciens, dans un appartement en trio, ou encore entre les rayons de Disc-à-brac en duo—pour vernir à nouveau cet album enregistré à dix dans une église. Après un moment d’expérimentations de l’acoustique du lieu, l’enregistrement a été fait l’hiver dernier, mais l’album n’est sorti que ce printemps. Pour célébrer sa mise en plaque, The Fawn a donné de Collegium un concert unique, in situ, dans la Collégiale de Saint-Imier. Quelle que soit la ferveur de notre athéisme et la distance que l’on négocie avec l’église de notre village natal—entre l’appartenance et la franche opposition—elle est un symbole d’origine. Collegium, en ce sens, peut être pris comme un retour aux sources, ou comme une réflexion sur l’idée de collège, de groupe, de gens associés vers un but commun, ou au mois par une loi commune, et qui se soutiennent. La Collégiale fut peut-être le lieu d’une rencontre ou de retrouvailles, dans l’idée d’une collaboration, d’une bonne entente. C’est un des éléments de la performance artistique que le parcours du disque incite à considérer dans son unicité.

La Collégiale - Photo de Carlo Clopath

La Collégiale – Photo de Carlo Clopath

L’individualité aussi est primordiale. C’est surtout le projet d’un certain Nathan Baumann, mais on voit que chacun y amène de sa personne, et plus que dans l’interprétation. Quand j’ai menacé d’écrire un article sur le disque du Fawn, le susdit Baumann s’est mis a parler. Il paraît que Luc Hess a été convié à l’enregistrement de « Queen of Rain » sans partoche. Il n’avait qu’à jouer ce que la musique lui inspirait. Suivant une idéologie inspirée de DIY, tous ceux qui ont collaboré tendent à être également artisans du disque, et au final l’ingé son est cité au même titre que le photographe ou les leaders producteurs du projet. L’enregistrement de The Fawn à la Collégiale, c’est donc Nathan Baumann, Louis Jucker, Cristoph Noth, Gaspard de La Montagne, Bertrand Vorpe, Luc Hess, Philippe Krüttli, Carlo Clopath, Pascal Lopinat, Jérôme Burgener. Mais assez parlé de philosophie du groupe et de l’histoire du disque.

L’autre histoire, celle que le disque raconte—peut-être est-ce la même—elle commence par un bourdon… https://soundcloud.com/thefawn/sets/collegium …un souffle d’orgue, long d’une bonne minute mais qui semble ne jamais avoir commencé ni devoir s’arrêter, envoûtant… quelques notes tenues dont je prendrais volontiers les airs harmoniques pour un fa dièse et une quinte rayonnante, teintés du vent marin d’un mi majeur, dominante lourde comme un ancrage mais qui par sa nature même appelle à soi les vagues de la modulation.

Le bourdon de l’orgue est bien loin rejoint par une guitare, ample et ronde malgré le frottement sec des cordes. Début calme, comme un bateau amarré qui vacille entre fa et mi, dans une tension essentielle entre la terre et l’appel du large, et se rattrape un moment sur la tonique, comme pour mieux apprécier de s’en aller rouler d’un coup vers cette crête tant attendue, si préparée, sans bémol, si…

“Blue like the… sky”

Et le ciel s’ouvre avec le si du possible… To see. The sea.

“Like the wild, like a word… on the sea”

La vue dégagée d’un horizon lointain, emporté par les basses ascendantes.

“Like a song.”

Si haut…

“How could you see it… if you change the colour…”

Le si du doute… si l’appel faiblit…

“ If you change the colour… if you change the colour before I go, …”

Retour au si central… dominante de mi… Is it me ?

“I go.”

Retour à moi et à ce balancement entre fa dièse et mi. J’aime voir dans ces assonnances entre les langues un jeu polysémique, et dans cette tension entre fa# et mi comme une dialectique de vie et un élan épique—même s’il n’en est peut-être rien—un élan dont le retour serait l’aboutissement, ce retour final à l’accord d’orgue, égal au début par son instrumentation, mais changé pendant le voyage. J’aime y voir Ithaque, dont la retrouvaille a été repoussée le temps du si d’un cyclope….

En causant avec Nathan, j’apprends à mon plus grand regret que j’avais mal compris son anglais, que ce que je prenais pour un sun était une song, ce qui réduit l’image de l’ascension qu’on trouve dans les basses à l’orgue. Je lui demande s’il ne préférerait pas chanter en français, mais il insiste sur le potentiel créatif d’une langue qu’on ne maîtrise pas totalement, qui donne la possibilité d’en utiliser le style, la sonorité, en s’affranchissant du sens formel. Cette première chanson a été écrite, me raconte-t-il, en balançant plein de mots sur papier façon écriture automatique, puis en taillant dans la masse pour dégager un champ poétique, un ensemble, technique qui explique l’unité qui se dégage des paroles, tous ces mots bleus, ainsi que le choix de la tonalité, ou plutôt du mode, que Nathan conçoit de cette même couleur.

Côté harmonie, la note de base est un fa #, et il semblerait que le morceau soit par essence diatonique. Ainsi on passe plus ou moins entre deux modes: fa dièse mineur naturel et fa# dorien. L’ouverture qu’on ressent sur le si qui tombe sur le mot sky vient du re#, tierce majeure qui est un emprunt à ce fa# dorien (par opposition à un re naturel sur un acord de si mineur en fa# mineur naturel). Si est donc en effet une pierre de touche, puisque ses accords, soit mineur soit majeur dominante, instrumentalisent le re, respectivement le re#, qui teintent tout le morceau en le faisasnt respirer entre deux modes.

Bref, ça a l’air compliqué dit comme ça, mais en fait ça l’est pas nécessairement. Une note change entre les deux tonalités—et pour mon argument, ça se fait ressentir surtout entre deux accords de si. Où ça devient intéressant, c’est quand on voit tout ce qu’implique une si petite modification, même pas une modulation, un emprunt. C’est la subtilité que j’admire dans ce morceau. Son apparente simplicité harmonique accroit le poids du moindre changement. Dans des tonalités si voisines, tout se joue sur un dièse.

Voilà pour moi le plus beau morceau de l’album, et en fait, carrément un chef-d’oeuvre.

Que dire alors, et brièvement, de ce qui suit. L’acoustique du lieu est magnifiquement utilisée, particulièrement dans les arrangements entre les deux voix de « Two Lines » et dans les bruitages harmoniques, au violoncelle et au tuba, qui les mettent en décor.

Sur les morceaux suivants, l’album explore aussi des lieux plus sombres. « Good Friends » est pour moi le récit d’une errance, d’une dérive martelée par un tom basse et trois notes de guitare obsédantes, qui ne s’arrêtent que pour le refrain, écho d’un espoir lointain, mais bien réel, bien trop réel pour être vraiment espéré, de retrouver un chez soi. « But if I ever come back home, no if I ever come back home, we’re still good friends ». Après un septième morceau purement instrumental, l’ambiance s’allège à nouveau et on retrouve un peu d’air et de panorama avec « Summer Breeze ».

Enfin, que vous les ayez vus ou pas, The Fawn donne un live bien différent ce soir aux Fours à Chaux de Saint-Ursanne. On nous promet cette fois un set expérimental, assez free, encore une fois adapté à l’ici et maintenant… Et quel lieu!

The Fawn ce soir aux Fours à Chaux

The Fawn ce soir aux Fours à Chaux

Étiquettes : , , ,

Écrire un commentaire