le 04/04/2012 par benoît
À propos, saviez-vous qu’il y a des émeus en Ile-de-France ?
Sans Soleil est un ouvrage non-fictionnel précis et énigmatique. A la fois très ambitieux (il plonge dans les thèmes ténus de la vie, de la mémoire et de la représentation), doté d’un script follement intelligent, intéressé à saisir les arcanes de la vie humaine dans le contexte historique et social, il est aussi un récit d’archive et de voyage, le pendant d’un film de science-fiction que Marker n’a jamais réalisé et il s’introduit à travers cette image de trois enfants filmés sur l’île d’Heimaey en 1965. L’image du bonheur. « Il voudra que je la mette un jour toute seule, au début d’un film, avec une longue amorce noire. Si on n’a pas vu le bonheur dans l’image, on en verra le noir. » Il y a de quoi déstabiliser. Tout au long du film, Marker semble chercher à invoquer et à saisir une force de signification et de sensibilité, un filin d’or dans la toile infinie des évènements particuliers. Où autre qu’au Japon était-ce possible de trouver cette trame, aux premières heures bouillonnantes de la révolution technologique à Tokyo, et ce sentiment déterminé que les destins sont intelligibles et ne flottent pas vers l’absurde?
Marker a une vision bien trop collective et une humeur bien trop engagée pour donner néanmoins dans l’existentialisme. Sans Soleil est un film qu’on dira d’essai, un genre intéressant puisqu’il joint l’articulation réfléchie du commentaire à la présence brute des images du temps réel. A travers son narrateur (Florence Delay, brillante et glaciale), il montre des images de rue (Japon, Guinée-Bissau, France), raconte légendes et croyances, explique modes et nouveautés, capture des phénomènes, ambiances et teintes, des visages, tout ce qu’il y a de particulier. Et construit son aura. La caméra de proximité fait merveille pour donner au spectateur l’illusion de présence et de compréhension, d’être vraiment spectateur à vrai dire. La bande-son, en excusant ses sympathiques bleep-bleep qui sont par ailleurs de circonstance, est un petit chef d’œuvre, et le thème principal, composé par Moussorgski, donne modestement son nom au film. Le genre d’aura, disais-je, près du mystique et dans laquelle on se retrouve soudain à frissonner en regardant par exemple deux chiens qui jouent avec le reflux dans la lumière de fin d’après-midi, à proximité d’un phare que Florence nous dit marcher encore au pétrole, aux confins d’un désert qui est le plus grand terrestre. Tandis que d’obscures machinations politiques entourent l’indépendance de la Guinée et que les femmes du marché adressent à l’œil de la caméra un regard qui le balaye… Sans Soleil tisse ses considérations entre ces éléments qui survivent aux distorsions de l’histoire, aux accidents, à l’oubli, et construit donc un regard nostalgique, empathique, interrogateur aussi, qui, même lorsqu’il est le plus sondeur et spéculatif, se révèle très convaincant, avec quelque chose d’enthousiasmant, de pénétrant. Même si on ne le voit pas, il doit bien y avoir un soleil quelque part qui allonge toutes ses formes sur la terre.
Personnellement, je trouve que les images de la vie particulière ont quelque chose d’hypnotiques et j’aime les films qui s’attachent à les illuminer. Sans autre manipulation sur elles que leur découpage, car il y a déjà tant d’histoire contenue dans le réel et dans l’ordinaire. Sans Soleil est un cas d’école puisqu’il thématise justement sa propre démarche, cet aspect qu’il lie à l’unicité du temps et de l’espace. Suivant Eliot, “Because I know that time is always time And place is always and only place And what is actual is actual only for one time And only for one place”. Les personnes qui auront été inspirées par ce film pourront sans autre regarder Sink or Swim (Su Friedrich) ou affronter le prophète Jonas Mekas qui à l’aube de l’an 2000 a tourné, le temps de 5h, son œil sur 30 ans de sa vie à New York.
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Durée : 01:40:00
Étiquettes : 1980-1989, Chris Marker, Essay Film
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Génial.
Et le commentaire que tu en fais est excellent !