Critique de l'album
- Loweina Laurae (2013)

le 21/02/2014 par olivier

Vitamine-Veence-hanao

À torse poil devant un ciel à peine azur, le cul transi dans une chaise de rotin, Veence Hanao sonde la vie de son flow fatigué: c’est Loweina Laurae. Le rappeur belge est comme ça, il préfère se montrer de dos plutôt que d’exhiber sa physionomie, semble avoir bien plus d’affection pour les sommets d’immeubles sans nom que pour les intérieurs bling bling ou les piscines de Dom Pérignon, rêver moins de cocaïne que de vitamine C, et peut-être aussi d’un peu de soleil pour vivifier son corps et son âme, couverts de la grisaille des lendemains de veille. Loin, très loin de vérifier le cliché du bad boy passionné de berlines et vantant ses mensurations double poneysques ou la taille de son médaillon, Veence Hanao est bien plus corbillard que limo, comme il le dit lui-même dans le magnifique « Ça, et puis l’avion »:

« J’aime une poisson, mais je suis corbeau

J’aime pas les limos, j’préfère les corbillards

Nous n’aimons pas les cornes, pourtant les cerfs sont fort beaux

J’aime pas trop les pommes, j’préfère les corps bizarres »

Veence, corbeau d’ébène évoluant en marge d’un cosmos hip hop dominé par les coqs et les paons, n’a pas la frite. Il est un peu las de ce monde qui lui fait face, de ce monde étrange et étranger qu’il semble regarder, dans ce somptueux second album, en position avachie, comme s’il s’agissait d’une téloche diffusant un programme relou aux couleurs passées. Perpétuant une tradition musicale belge neurasthénique d’une rare qualité, représentée aussi bien par Brel que par Arno ou Stromae, Veence Hanao fait partie de ces chantres désabusés qui auraient envie de célébrer la vie, mais qui se heurtent sans cesse à ses béances, à sa folie, à sa tristesse, à son ennui et à sa violence. « Devenir fou serait le lot de nos mégapoles. ». Telle est en effet l’hypothèse que pose le rappeur dans le très inquiétant « Qui envoie les mouches », premier morceau d’un album a priori placé sous le signe de la putréfaction, de la décadence et des rêves cassés, où l’on parle de ces sales et tristes bêtes humaines, évoluant dans un univers abandonné par ses couleurs où seule subsiste une étrange mer grise, théâtre d’un arrachage de chairs silencieux entre requins et piranhas:

« Pendant qu’on joue du choix des mots

Le lexical champ ne serait plus eau de rose et romance

Mais démence collective et urgente urgence

Et des décombres sortent intacts des scénars trash mi-fictifs mi-réels

Durs et froids comme la lame dans la manche d’un pupille

J’ai rêvé qu’c’était qu’un cauchemar et en fait c’est pire

Depuis que les p’tits piranhas nagent là où les gros requins pissent »

Ça sonne pas joyeux-joyeux, comme ça. On pourrait penser en effet se trouver face à un néo Fuzati, docteur ès misanthropie le plus fameux du royaume hip hop alternatif français qui nous a gratifiés de quelques perles sombres, cyniques et jouissives, arrangées comme des diatribes lancées à la gueule de l’espèce humaine. Mais en fait, non, et tant mieux, vraiment, tant mieux. D’abord, Veence Hanao n’a rien de la figure d’aristocrate cultivé et décadent, sorte de Des Esseintes retiré du monde et crachant sur lui, à laquelle nous a habitués le Klub des Loosers. Le rappeur belge ne se met pas en marge du monde tragicomique qu’il décrit; au contraire, il en fait pleinement partie et se décrit comme tel, c’est-à-dire pose globalement et humblement la question de la place et du rôle qu’il y occupe, se prend lui-même pour sujet, essaie de se replacer dans le chaotique et burlesque territoire des hommes. Meilleur exemple de cette perspective, « Chasse et pêche » raconte ainsi sa gueule de bois, aussi bien réelle que métaphysique, qui est peut-être aussi celle de toute une génération en cette aube d’un XXIe siècle bien parti pour être étrange en termes de relations: Veence s’emmerde, se retrouve face à des individus qui s’emmerdent et qui l’emmerdent, que ce soit dans la vraie vie du vrai monde, dans la fausse vraie vie du net, de la fiction, ou dans le faux monde des psychotropes. Veence a tout pour s’enfuir, parler et rire, et pourtant l’ennui domine, le rattache comme un boulet au mitard de la vie triste, et le condamne à rêver d’extrême devant des docus animaliers. Encore, me direz-vous, ça ne respire pas la joie de vivre; il se dégagerait plutôt, de cet album, comme un remugle de sarcasme teinté de pessimisme, et en a-t-on vraiment besoin en ces jours parfois bien sombres? Et bien, c’est sans compter l’incroyable subtilité et la remarquable intelligence de Veence Hanao qui, bien loin d’aménager un discours univoquement acerbe et désillusionné où il serait question de prendre le monde et la vie pour souffre-douleur, conçoit plutôt son album comme l’occasion de démentir l’hypothèse du désastre humain en partant du pire, à partir de cette mer où se déchirent des poissons carnassiers qui menacent de le contaminer (« Je serais devenu l’un d’eux? »), et en essayant d’y échapper pour voir enfin peut-être la lumière. D’un point A où tout espoir semble s’effondrer, Veence travaille ainsi l’espace de Loweina Laurae, avec un acharnement à vivre et une somptueuse rage poétique doublés, paradoxalement, d’un flegme à faire pâlir un garde de goulag, à se lancer vers un point B où l’orage pourrait se calmer, et la beauté surgir comme un fragile perce-neige après l’hiver. Accompagné d’instrus très variées qui empruntent autant au sec grime (« Kick, snare, bien ») qu’à des registres blues ou jazzy plus molletonnés (« Chasse & Pêche »; « Ça, et puis l’avion »), ou encore à la comptine mélancolique (« Faut bien qu’ils brillent »), le rappeur scande alors des poèmes magnifiques – dans lesquels, vraiment, il y a du Brel – qui explorent les micro-crises du réel, mais aussi les petites espérances qui le traversent, avec un sens de la rime, du phrasé et de la narration à couper le souffle, confinant au génie. Tour à tour ironiques, hilarants, désabusés, amoureux, ennuyés, critiques ou hallucinés, les textes de Veence ont cependant toujours quelque chose d’aérien et de léger parce qu’ils fréquentent des horizons quasi-surréalistes (voire carrément surréalistes, comme dans « Mickey Mouse » ou « Stéroïde Man ») où se bousculent des combinaisons inattendues, fraîches, incroyablement originales et belles:

« J’vivrai jusqu’au cancer Maman, après j’arrête j’t’assure, j’ferai des poèmes avec les mots firmament et azur. »

Si l’on poursuivait un peu dans la comparaison littéraire, je dirais aussi pour finir qu’il y a globalement dans Loweina Laurae un peu de Beckett, ce Beckett qu’on aime, qui nous fait rire et espérer, mais espérer et rire au coeur de la crise-même, c’est-à-dire sans refuser son existence pour s’en servir au contraire, contre le cours des choses, comme d’un tremplin vers le mieux. Ça donne, chez Veence Hanao, des fulgurances absurdes que n’aurait pas reniées l’Irlandais buriné, comme ce « Tout va bien je vais mal et j’espère que t’espère que j’respire toujours », dans le fabuleux « J’espère et j’exècre », morceau qui conclut l’album (et toute la posture du rappeur) sous la forme d’un plaidoyer plaçant l’échec en lien intime avec la réussite et l’espoir, rappelant parfois le génial aphorisme de Cap au pire (« Ever tried. Ever failed. No matter. Try again. Fail again. Fail better. ») Mais voyez plutôt:

« On s’planque on s’plait

On s’mange on s’lève

On s’plante on s’relance

On se r’plante j’me r’mets

J’me r’lève dans l’tunnel

Du tu m’aimes mais tu me tues

Si cruellement comme si

Nos prunelles mentaient »

La crise est toujours proche, dans ce Loweina Laurae. Elle est toujours là, à menacer l’existence. « C’est clair qu’il faut plus grand chose pour que tout se casse la gueule », nous dit le rappeur, qui a compris cependant qu’il ne fallait pas y céder, à cette crise, ou plutôt s’en emparer, se l’approprier, peut-être par cette poésie douce amère, mi-folle mi-lucide, qu’il développe l’espace de cet album, afin d’éviter les vrais gouffres. Veence ne crache pas sur l’humain, ni ne se flagelle à coups de martifouet. Pour autant, il ne fait jamais preuve d’un optimisme béat. Il règle plutôt son discours sur un génial entre-deux, guidé par un travail d’euphémisation du tragique parfois… simplement tragique, souvent hilarant, mais où pointe surtout aussi un peu d’espoir qui fait du bien. Car en effet, comme nous dit ce Veence qui, décidément, est une révélation: « Ce serait dommage de se dire bonjour aux tessons de bouteilles ».

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