Critique du livre
- Billy-ze-Kick (1974)

le 13/04/2012 par olivier

Je vous ai déjà parlé de Jean Vautrin, dans un précédent article qui traitait de A bulletins rouges, son premier roman. Eh bien pardonnez-moi, mais je récidive: même auteur, texte publié l’année suivante (en 1974) à la Série Noire (qui est définitivement un filon à suivre, pour les amateurs), j’ai l’honneur de vous présenter Billy-ze-Kick.

Billy-ze-Kick, c’est l’histoire d’une banlieue, à 30 kil’ de Paname. D’une banlieue qui n’a pas de nom, et trop de tours achélèmes, à l’intérieur desquelles vivent, un peu perdues, un peu percluses, entre les meubles en formica, le picrate bon marché et les rêves de côte d’Azur, des milliers de personnes. Parmi elles, il y a Hippolyte, schizo qui nourrit une étrange passion pour les enfants, récemment évadé d’un centre psychiatrique parce que fort comme un boeuf, il y a Alcide, horticulteur à la retraite tout à fait récalcitrant, qui refuse que sa cabane se fasse détruire au profit d’une nouvelle tour, il y a Eugène l’alcoolo et l’amour inconditionnel qu’il porte à Ed, son fiston, il y a Clémentine Achère, concierge de métier et salope de confession, qui se plaît à la dénonce et au voyeurisme. Et il y a bien sûr Chapeau – Clovis Virgile Désiré de ses prénoms – flic raciste et misogyne, dérangé par sa petite taille et ses noms ridicules, qui n’a pas inventé l’eau tiède à couper le beurre mais tient tout de même toujours à donner son avis.

« Il était flic et il s’appelait Clovis, Virgile, Désiré Chapeau. Clovis comme le franc, Virgile comme le poète, et Désiré par son père. Mais il avait changé pour Roger. C’était plus facile pour appeler. […] Il souffrait beaucoup de sa petite taille. De son manque de prestance. D’où la moustache qu’il portait (on la porte par ailleurs beaucoup dans la police), d’où la grossièreté qu’il affichait dès qu’il se trouvait seul, ou dès qu’il se trouvait avec son personnel. Bref, dès qu’il n’était plus à la maison. Il eut soudain un pincement de coeur en réalisant l’immensité de ses responsabilités. Bellanger parti, il se retrouvait à la tête d’une ville-dortoir. […] Chapeau sonna impérativement. Il se fit apporter son courrier par sa bordel de secrétaire. Olga, elle s’appelait. Il la traîna plus bas que terre. Il lui dit que sans aucun doute, elle était mal baisée. Il lui demanda pourquoi, Bon Dieu, elle restait plantée là. Pourquoi pas ailleurs? Si elle était en train de chercher à pondre un oeuf dans son putain de bureau – ou quoi? Si c’était un endroit pour le faire? Et, en y réfléchissant, sûrement pas. » (37-38)

Il y aussi sa femme Juliette, bombe parmi les bombes qui fait femme au foyer le jour et tapine la nuit, par plaisir et appât du gain. Et entre eux deux il y a surtout Julie-Berthe, leur fille unique de sept ans, intelligente comme pas deux. Passionnée des « zizis et des zézettes » et seule amie d’Hippo, elle est Zazie un peu parce qu’enfant trop maligne, elle machiavélise aussi, cheffe d’une meute de gosses en mal d’espaces verts, et vit surtout au travers de l’histoire que lui raconte son père avant d’aller dormir, celle de Billy-ze-Kick, tueur à moto vachement rock-n-roll qui parvient toujours à échapper à la police…Au loin, parce qu’en vacances, le commissaire Bellanger, gauchiste neurasthénique, tente de conquérir le coeur d’une veuve.

Tout ce microcosme est dérangé par un événement étrange, violent: un dingue posté au sommet d’une tour colle une bastos dans la poitrine d’une mariée à la sortie d’une église. Dans la main de la morte, un petit billet où il est écrit: « Truquée, ma vieille! signé Billy-ze-Kick ». Aubaine pour Chapeau dont le chef, Bellanger, lui a laissé – très hésitant, connaissant le gus – le commandement du poulailler! Il peut désormais faire valoir son intellect hors du commun, son sens des choses, sans les commentaires de son patron. Il peut aussi sommer ses employés d’arrêter de lire Charlie Hebdo, car c’est un torchon. Mais voyant que le tueur signe du nom du héros de l’histoire qu’il a inventée pour sa fille, les choses se corsent, l’immeuble qu’il habite et son contenu deviennent tout à fait suspects.

« Personnage principal: Billy-ze-Kick.

Signalement physique flou. Change sans arrêt de visage, d’aspect. Tantôt chevauche une motocyclette puissante comme un ouragan, tantôt prend la tournure d’un vieillard couleur de muraille. De toute façon, très cruel. Très solitaire. A horreur de la société. Lui fait une guerre acharnée. Sème la terreur, inondant les rues noyées de brouillard du vacarme des ses quatre-cylindres. Assassine juste pour le plaisir. Juste pour anéantir l’Ordre. Précisément cet ordre que lui, Clovis-Virgile-Désiré Chapeau devait faire respecter. » (50)

Vous l’aurez probablement compris, Vautrin tape à nouveau avec force sur le coin du blair de la société des années 70: ses projets d’aménagement, sa tendance à l’autoritarisme, au racisme, sa propension à faire se fondre les individus dans le marasme consumériste, à créer aussi et surtout des tarés, qui butent à tout va parce qu’ils en ont jusque là de l’Ordre, des gens, des autres, de la misère, de leur téloche à payer en vingt-quatre mensualités, ou peut-être simplement parce qu’ils en ont ras-le-bol que les choses existent, sans pouvoir dire vraiment pourquoi. Mais la banlieue que décrit l’écrivain est aussi le lieu où se développe en parallèle une imagination débridée, née de l’esprit des enfants, derniers rescapés des navires HLM échoués on ne sait trop où, qui chevauchent des Jolly Jumper invisibles et désirent remodeler la société à leur image, c’est-à-dire en carton-pâte et avec beaucoup d’action, de rêves, d’amour et de pistolets à six-coups. A la droiture illusoire du monde, à sa folie ordonnée,  s’oppose l’irrationalité de gamins devenus trop intelligents parce qu’abandonnés à eux-mêmes, qui ont leurs lois et comptent bien les faire respecter, et qui vont finir par la mettre à genoux, cette civilisation flicarde, bête et méchante, à lui faire éructer sa propre bile, dans une sorte de cauchemar merveilleux que seul leur cerveau de gosses est capable d’appréhender. Les adultes, eux, tentent de survivre, entre deux journées à proposer son fessier à des routiers qui ne dorment pas, à surveiller les autres dans la cage d’ascenseur, à ne rien faire aussi, chômage ou machisme aidant. Bellanger, le commissaire amoureux et de gauche, reflète cette situation d’impasse: il passe son temps, durant le roman, à essayer de flinguer un lézard qui squatte le pas de la porte de sa maison de vacances, à picoler de l’eau de noix, à tenter de conquérir le coeur d’une veuve et à espérer que son fils Michel, activiste communiste, ne se fasse pas trop tabasser par les C.R.S. Loin de tout, il ne peut qu’écouter les échos de toute cette déréliction, de cette guerre étrange qui ravage ses terres.

L’immense force de Vautrin, c’est sa capacité à créer des personnages fantasques, uniques. A les faire danser et chanceler dans une trame narrative qu’il construit sur le mode du micro-récit, voguant avec sa caméra pénétrante, fulgurante, de saynète en saynète, de vie en vie, signalant avec poésie les peurs des uns, les amours des autres, la folie d’à peu près tous. Personne n’échappe en effet, dans Billy-ze-Kick, à ce regard révélateur qui met à jour l’humanité dans ce qu’elle a de plus complexe, c’est-à-dire finalement de plus fou, de malade, mais aussi dans sa capacité paradoxale à se recréer sans cesse, à surnager à peine mais toujours, parce que l’espoir existe, surtout grâce à ceux qu’on tend constamment à mettre en marge. Même si la noirceur domine le texte, l’humour y est toujours présent, et le rêve aussi, chez les gamins et les adultes. Le rire et l’oubli, en somme, sont garants de l’espèce humaine telle qu’elle se présente: une immense nef dont seuls les fous qui rient à la mort peuvent comprendre la structure. Et Billy-ze-Kick (ou « Billy-ze-Kick », je ne sais pas trop) représente le chaos né de cette imbrication; titre du roman, nom du héros du récit de Chapeau, pseudonyme d’un tueur, la multiplication de ses apparitions dans et hors le texte semble signaler que la société tend à se dédoubler à l’infini dans un mouvement schizoïde, spiralien, démentiel mais paradoxalement poétique, mouvement incompréhensible relayé par un outil potentiellement exorcisant – à tout le moins engagé et politique – que Jean Vautrin a génial et efficace: son écriture.

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