Critique de l'album
- Jaku (2004)

le 15/01/2012 par olivier

Hideaki Ishi – aka Dj Krush – est l’un des seuls producteurs de hip hop japonais (avec le jeune et particulièrement prometteur Dj Kentaro) que l’on connaisse ici, depuis que Meiso (1996) et Zen (2001) ont montré aux incrédules qu’ailleurs qu’aux États-Unis aussi, on pouvait faire quelque chose de bien (et c’est peu dire) en la matière. Ses collaborations avec des rappeurs et chanteurs européens et américains (Zap Mama, El-P, Black Thought et Questlove des Roots, entre autres) expliquent en partie que ses compositions aient pu atteindre nos esgourdes monopolisées par la production US, institution sacro-sainte depuis que Wu-Tang a balancé dans les backs le magistral Enter the Wu-Tang (36 Chambers) en 93. Pourtant, paradoxalement, les morceaux de Dj Krush sont bien plus immersifs et géniaux lorsqu’ils sont de pures sessions instrumentales, même si l’apport vocal sur certaines tracks permet souvent de varier un peu les compositions, et de signaler que, tout de même, c’est de hip hop dont il s’agit.

Hip hop donc, oui, sûrement, et Jaku, sorti en 2004, ne semble pas échapper pas à cette règle. D’ailleurs, tous les éléments sont là pour témoigner de cette filiation: basses lourdes, tempo lent, scratches et flows des excellents Aesop Rock et Mr. Lif. Sauf que dès « Still Island » déjà, le premier morceau du disque, on constate que cette catégorie ne rend pas suffisamment compte du style de Krush, qui semble constamment osciller entre tradition et modernité, et naviguer entre les genres: les samples et boucles de drums sont en effet accompagnés du shakuhachi (une sorte de flûte japonaise) de Shūzan Morita, dont les sons traversent, comme des éthers, le morceau entier, lui donnant une touche – pardonnez le terme, un poil dix-neuvième – « orientalisante ». Moins atmosphérique et alangui, mais tout aussi planant, « Road to Nowhere » poursuit, sur un tempo trip-hop magnifiquement intensifié par une ligne de basse légèrement décalée, ce qui s’apparente déjà à une sombre ascension du Mont Fuji au terme de laquelle on ne trouvera rien ni personne; c’est normal, Dj Krush construit des espaces où l’on se perd aisément, où rien ne peut vraiment servir d’ancrage à nos pieds qu’on sentira toujours, à l’écoute de l’album, légèrement fuyants. Et ce n’est pas Mr. Lif qui rassurera quiconque sur le bien nommé « Nosferatu », menaçant dans ses textes à la poésie mortifère, dérangeant dans son flow de fou en proie à un délire litanique:

Strange things happen in the nighttime
When you leave your crib to go and hear a
Hype Rhyme
Enter so I’ve got ya
Black Nosferatu
Once you’re under spell
I’ll do what the hell I want to

Let me lighten up
Total eclipse
The universe flips
Sunken ships sink towards the seas
Surface
A thousand tales of those who failed
But kept composure
Decomposure
Bloated from exposure

Il y aurait beaucoup à dire sur cet album, sur la croisade samuraï entamée dans « The Beginning », sur le côté ambient et free jazz de « Stormy Cloud », avec Ken Shima au piano, sur « Decks-Athron », piste qui paraît jurer avec le reste par son aspect électronique et saturé, mais qui sert de pause pendant laquelle Krush signale que sa pratique initiale est celle du turntablism en invitant l’excellent Tatsuki et ses scratches virevoltants, sur « Kill Switch » où Aesop Rock, même s’il est selon moi un peu moins bon que Mr.Lif, rappe avec classe le long d’un beat agressif et entraînant, et encore sur les envolées virtuoses de shamisen sur « Beyond Raging Waves », que RZA aurait sans doute trouvées idéales à intégrer à l’une de ses instrus.

Mais je me bornerai simplement à signaler l’incroyable capacité de Dj Krush à faire fi, dans Jaku,  de toute convention stylistique, et à créer ainsi par cette déclaration de liberté musicale un univers qui lui est propre, ni hip-hop, ni jazz, ni ambient, et un peu tout ça en même temps, laissant une large place, sur pratiquement toutes ses compositions, autant à des musiciens « traditionnels » que contemporains, tout en maintenant une forte cohérence entre les morceaux. Jamais, ni shamisen, ni shakuachi, ne semblent superficiellement ajoutés aux drums; au contraire, ils leur semblent plutôt nécessaires, comme faits pour compléter les béances laissées dans leur sillage rythmique, et participent à atteindre au final une homogénéité inattendue. Par ailleurs, cette unité qui se dégage de l’ensemble de l’album me pousse à remettre un peu en cause le statut de dj assumé par Krush; il est pour moi évidemment bien plus proche d’un compositeur que d’un simple manipulateur de disques.

 

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