le 26/09/2013 par lorrain
Quel livre pourrais-je produire si j’étais écrivain, mais un écrivain qui ne se considère pas comme tel, simplement comme quelqu’un qui écrit?
En général, je me contente d’écrire dans ma tête. C’est plus facile. Dans la tête, tout se déroule sans difficultés. Mais, dès qu’on écrit, les pensées se transforment, se déforment, et tout devient faux, à cause des mots.
J’écris partout où je passe. J’écris en marchant vers le bus, dans le bus, dans le vestiaire des hommes, devant ma machine.
L’ennui, c’est que je n’écris pas ce que je devrais écrire, j’écris n’importe quoi, des choses que personne ne peut comprendre et que je ne comprends pas moi-même. Le soir, quand je recopie ce que j’ai écrit dans ma tête au long de la journée, je me demande pourquoi j’ai écrit tout cela. Pour qui et pour quelle raison?
Quel livre est-ce que je peux écrire si « je pense que je peux écrire n’importe quoi, même si c’est impossible et même si ce n’est pas vrai », si plus que de le pouvoir, je pense vraiment écrire n’importe quoi, si je ne sais pas pourqoi, et si je me défie de l’écriture jusque dans son essence, la parole, les mots?
J’écris peut-être un livre où l’écriture se mélange à la pensée, parfois si libre et décousue, peut-être sans but ni début, où se confondent présent et passé, actualité et résurgences, rêve, vérité, imaginaire, mensonge, ici, ailleurs, recherche, fuite.
Hier, c’est ce je qui l’écrit, ce je sans ancrages, ou si fugaces, dans le temps comme dans l’espace, dans la mémoire, dans la réalité enfin, ce je écrivant, dont le récit commence par un appel du passé, dans un chapitre appelé « La fuite ».
Hier, il soufflait un vent connu. Un vent que j’avais déjà rencontré.
C’était un printemps précoce. Je marchais dans le vent d’un pas décidé, rapide, comme tous les matins. Pourtant, j’avais envie de retrouver mon lit et de m’y coucher, immobile, sans pensées, sans désirs, et d’y rester couché jusqu’au moment où je sentirais approcher cette chose qui n’est ni voix, ni goût, ni odeur, seulement un souvenir très vague, venu d’au-delà des limites de la mémoire.
Lentement, la porte s’est ouverte et mes mains pendantes ont senti avec effroi les poils soyeux et doux du tigre.
– De la musique, dit-il. Jouez quelque chose! Au violon ou au piano. Au piano, plutôt. Jouez!
– Je ne sais pas, dis-je. Je n’ai jamais joué de piano de toute ma vie, je n’ai pas de piano, je n’en ai jamais eu.
– De toute votre vie? Quelle sottise! Allez à la fenêtre et jouez!
En face de ma fenêtre, il y avait une forêt. J’ai vu les oiseaux se rassembler sur les branches pour écouter ma musique. J’ai vu les oiseaux. Leur petite tête penchée et leurs yeux fixes qui regardaient quelque part à travers moi.
Ma musique se faisait de plus en plus forte. Elle devenait insupportable.
Un oiseau mort tombait d’une branche.
La musique a cessé.
Le tigre, j’adore! Qu’est-ce qu’il fout là ce con? et pourquoi on est censé le connaître… LE tigre!? A part ça, il devient plus ou moins clair par la suite que ce passage surréeliste provient d’un rêve du narrateur. Mais jusque dans le rêve, ou dans la tentative de sentir « cette chose » au-delà des limites de la mémoire, sa musique ne semble bonne qu’à voir tomber un oiseau mort. Voilà semble-t-il un bien triste auteur. Tobias Horvath, dont finalement le nom importe peu, est un personnage triste, et seul, qui cherche quelque chose dans l’écriture, sans savoir quoi, et qui dans sa vie, sans savoir qui elle est ni ce qu’elle est, recherche Line.
J’ai toujours su que je n’étais venu au monde que pour la rencontrer. Et elle de même. Elle n’est venue au monde que pour me rencontrer. Elle s’appelle Line, elle est ma femme, mon amour, ma vie. Je ne l’ai jamais vue.
L’art de la négation.
La suite du roman se déroule avec une simplicité et une fluidité qui concordent étonnament avec des imbrications de temps éloignés et de réalités diverses, grâce peut-être au dépouillement auquel s’évertue ou dans lequel se morfond Agota Kristof. J’espère que ces quelques exemples laissent entrevoir, à travers un certain désespoir, cette poésie essentielle du rien.
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Excellente et belle chronique. Ca donne envie!
Oui très bel hommage à la poésie du rien et c’est vrai qu’Agota Kristof ne composait pas de posture…d’écrivain