le 27/06/2012 par thibaud
Vladimir Sorokine est un romancier russe contemporain à la popularité croissante en territoire francophone. Auteur d’une œuvre prolifique traduite et publiée en grande partie par L’Olivier (La Glace (2005), Le Lard bleu (2007), Journée d’un opritchnik (2008), Le Kremlin en sucre (2008)), le livre qui nous intéresse aujourd’hui s’inscrit dans l’excellente collection poustiaki de Verdier. Si Sorokine est aujourd’hui considéré par de nombreux médias comme le plus grand écrivain russe postmoderne, c’est sans doute grâce à la qualité de sa plume engagée. Ses récits sont relativement difficiles à catégoriser. Pour ne citer qu’un exemple, Journée d’un opritchnik est un roman de science-fiction dystopique, un récit prospectif imaginant Moscou en 2028, décrivant une Russie sous le contrôle totalitaire d’une oligarchie (un nouvel opritchnina) tout droit sortie de la Russie féodale d’Ivan le Terrible. Si Sorokine aime marier Moyen Age et société ultra sophistiquée, c’est que selon ses propres propos (exprimés lors d’une conférence organisée le 17 novembre 2011 dans le cadre du Eastern European Day à Fribourg), la Russie est un pays qui n’a pas de temps, pas d’époque, qui semble condamné à répéter les mêmes erreurs.
C’est d’ailleurs le propos de La Tourmente, sans doute l’un des récits les plus réjouissants de la fin 2011. Œuvre majeure écrite dans l’esprit et dans le style du XIXème siècle, La Tourmente est avant tout un hommage rendu au grand roman réaliste russe qui apparaît au début des années quarante grâce au critique progressiste Biélinski. Un renouveau qui marque un tournant moderniste et la suprématie de la prose psychologisante. Tourgueniev, et bientôt Tolstoï et Dostoïevski écriront les grands chefs-d’œuvre de la littérature russe à la suite des romantiques Pouchkine et Lermontov, ou encore Gontcharov.
La trame narrative elle-même s’inscrit dans une tradition littéraire locale, puisque la tourmente est une thématique russe rendue célèbre par le poème de Pouchkine La Tempête et repris plus tard par Tolstoï dans son récit court La Tempête de neige. Le récit de Sorokine, tout comme celui de Tolstoï, met en scène un homme incarnant l’élite russe, le médecin Platon Ilitch Garine, qui doit se rendre dans un village frappé par une épidémie. Ici, nulle troïka pour conduire notre héros, mais une trottinette des neiges tirée par cinquante minuscules étalons et hongres. Le conducteur, livreur de pain de son état, appelé le « Graillonneux », incarne le moujik au service du maître, complétant ainsi le couple classique de la littérature russe, le maître et le serviteur. Le récit de Sorokine se déroule également dans un univers intemporel, entre la Russie d’hier et celle de demain. Le parcours des deux acolytes à travers la tempête russe sera l’occasion de rencontres extraordinaires allant de la découverte d’un meunier minuscule buvant sa vodka dans un dé à coudre, à celle du cadavre gelé d’un géant en passant par la consommation de pyramides en cristal, une drogue paradoxale qui, au lieu de créer un paradis artificiel, fait vivre au protagoniste une situation infernale, celui-ci étant soulagé jusqu’à l’euphorie de retrouver la réalité.
Sorokine nous entraîne deux cent pages durant (sans temps mort, le récit étant dénué de chapitres) dans une aventure où, au fil des événements, l’issue devient de plus en plus incertaine. C’est que, à la manière de Fin de partie ou d’En attendant Godot de Samuel Beckett, il apparaît assez rapidement que « le commencement est dans la fin ». Les personnages semblent condamnés à braver la tempête, mais le village frappé par l’épidémie existe-t-il seulement ? Si dans Journée d’un opritchnik, Sorokine faisait état d’une grande muraille séparant l’Europe de la Russie, celle-ci formant un vaste continent avec la Chine devenue l’unique force industrielle et commerciale du pays, la chute de La Tourmente a quant à elle des airs de prophétie : Platon Ilitch, désespéré, assiste au pillage de ses biens par des Chinois sans scrupules. Si la fin tragique met un terme à la dialectique entre les deux protagonistes, il montre surtout que la question posée par Gogol dans Les Ames mortes : « Russie, où cours-tu donc ? » est plus que jamais d’actualité.
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