le 30/12/2011 par olivier
« On est descendu de machines. Cinq. En noir. Du cuir. Avec des casques d’anticipation, si vous voyez. Cinq. Rembourrés aux épaules et l’habitude du cinéma. Vous aussi j’espère? Alors, je vous résume la séquence. Silence, Petit Boulot, Hifi et Pomme s’alignent sur mes gestes. C’est une bagarre très brève et très violente. Les colleurs d’affiche sont matraqués sur place. Massacrés. Abattus. Sauf les deux qui détalent. Je fais simplement un minuscule aller et retour dans leur direction et aussitôt, Silence et Hifi démarrent leurs motos. C’est la poursuite, le safari. Silence enroule sa chaîne de vélo autour de la gorge d’un des gars sans descendre de machine. Faut le faire. Je jurerais pas que je n’ai pas entendu un crac. Un bruit que j’apprécie – d’un « oh yeah » connaisseur. Pendant ce temps-là, Hifi n’a pas chômé. Y a pas de tarés dans la bande. Il a passé un lasso autour des chevilles du deuxième type et il le tire derrière lui comme dans les westernes. Sauf qu’il va moins vite qu’à l’écran. Premièrement, parce qu’on n’est pas des assassins. Two, parce qu’on ne dispose pas de l’accéléré. Nous, c’est pas truqué. Le type rebondit vraiment sur le sol. » (p.13-14)
Jean Vautrin (pseudonyme de Jean Herman) publie avec A bulletins rouges son premier roman, en 1973. Avant ça, il travaille dans le cinéma, en tant que scénariste-dialoguiste (collaborant d’ailleurs régulièrement avec Michel Audiard), mais aussi en tant qu’assistant-réalisateur, puis réalisateur à part entière. Vautrin a donc « l’habitude du cinéma », et ce ne sont pas ses lecteurs qui me contrediront.
A bulletins rouges raconte l’histoire de cinq jeunes gaillards, Silence, Hifi, Pomme, Petit Boulot, et le dernier, Beuark, leur chef dont le nom est également celui de leur bande, les Beuarks. Les Beuarks, vous l’aurez peut-être deviné, sont un peu des dégoûtés. Ils détestent les achélèmes de leur Paris où tout se ressemble. Ils détestent la politique, dont ils n’ont absolument rien à carrer. Ils détestent les gens, à peu près tous, parce qu’ils sont mous, serviles, parce qu’ils ont abdiqué, parce qu’ils sont inintéressants, et se laissent presque volontiers humilier.
« Des veaux. Moi je dis que ce sont des veaux. Des suiveurs. Des miteux. Des beiges. Des gars qui ont abdiqué. Il faut être juste: pour qu’ils ne pensent pas trop, pour qu’il n’y ait pas de temps mort dans leur chienne de vie, on a inventé des trucs. On a inventé la bagnole, le crédit et la politique. » (p.12)
Bref. Les Beuarks n’aiment que leur moto, symbole de leur liberté, d’une liberté qu’ils veulent totale. A tel point qu’ils feraient n’importe quoi, tant qu’ils peuvent le faire de leur propre chef (la morale, ils s’en foutent, ils sont jeunes!). Du coup, lorsqu’un leader politique leur propose quelques biftons pour aller tabasser des colleurs d’affiches qui vantent les mérites du parti adverse, eh bien c’est avec un plaisir non dissimulé qu’ils le font, parce que tant qu’il y a de la castagne et qu’ils peuvent amener leur bécane, alors pourquoi se priver? Les cinq gus s’exécutent donc, et en en rajoutant une tonne, pour que ça fasse bien cinéma. Quelques pages plus tard, ils rencontrent Véronique – Vérole pour les intimes – fille d’une candidate aux élections, bourgeoise un peu révoltée contre le système qu’ils essaieront de violer, mais celle-ci voudra leur faciliter la tâche, en proie à quelque chose situé entre le syndrome de Stockholm et la passion pour les gros durs. Du coup, au lieu de s’adonner à une partie de jambe en l’air, l’équipée sauvage se voit agrémentée d’un membre supplémentaire, féminin.
Mais alors c’est un peu le début de la fin, ces accointances soudaines avec la fille de la candidate Madeleine Charron-Delpierre. Car les choses se compliquent vite: la Véro a des projets explosifs avec ses potes de la fac de socio, la tension monte entre les deux partis politiques opposés aux élections – magouilles itou – , les flics commencent à avoir la matraque chatouilleuse, un député se fait enlever. C’est-à-dire que les Beuarks ont planté un peu malgré eux les pieds dans quelque chose qui les dépasse, malgré leurs certitudes de liberté et de maîtrise.
A bulletins rouges est un roman noir. Très noir. Très drôle aussi, parce que particulièrement cynique et pas forcément désespéré. Vautrin raconte une histoire de jeunes contre tout, réfutant toute forme de système, une histoire de jeunes qui répondent par la violence à l’absurdité du monde immédiat qui les entoure: Paris et ses 80000 pauvres gaillards vivant sans broncher dans des « clapiers à loyers modérés », la politique pourrie jusqu’à l’os, la morale pudibonde, le métro-boulot-dodo, l’urbanisme catastrophique, l’agressivité policière. La France en mode contre-utopique? En tous les cas, une société que les Beuarks nient entièrement et insultent vertement:
« Plus tard, ici, une tour de trente étages. Eau chaude à tous les étages. Lévitan? En voilà. Plante caoutchouc? Oui, môssieur. Alcoolique? Voui, Médame. Des enfants, vous m’en ferez? tous ratés deslipez-vous. La télé? Vous l’aurez. A crédit? Voui, voui, voui. Votre mari? L’est parti. Vl’a l’facteur, vl’a l’gazier, vl’a l’poseur d’antennes et j’vous présente mon petit dernier. L’a les yeux du voisin. Ca fait rien. Rien de rien. Y r’semble à ses copains. C’est le même canapé-lit à tous les étages alors les mômes ont tous les yeux bleus. Femmes en chique, femmes en cloque faites vite des mecs en loques. Des coliques, des rubéoles, des oreillons. Partageons, partageons. Les maniaques, les p’tits tas, les aspirateurs, et huit cent dix-neuf lignes. » (p.197-198)
Lire Vautrin, c’est aussi s’imprégner d’une langue. Une langue âpre, percutante, originale, que l’on sent venir d’une longue expérience de dialoguiste, mêlée à un immense potentiel littéraire. L’anglais « cinéma » y côtoie souvent un français volontairement dégénérescent, le discours rapporté est toujours trituré, le lecteur souvent apostrophé, le texte oscille toujours entre vulgarité et poésie, et chaque page regorge d’expressions, argotiques ou non, qu’on découvre toujours avec plaisir (ma palme allant à « Tout le monde se sauve qui peut »). En bref, une langue qui sert parfaitement le propos mi-destructeur, mi-libertaire du roman, permettant à Vautrin de tirer à boulets rouges sur une société folle avec les outils idoines, outils d’ailleurs peut-être nés aussi de cette folie? Je laisse à votre bon jugement tout ça, en espérant que vous aurez envie de lire cette perle…Et un petit dernier pour la route:
« Pomme et Hifi piquent un journal et vont aux gogues. Deux éboueurs arrivent à pied. Ils sont un peu étonnés de voir ce rassemblement. L’un est africain, l’autre portugais. On se regarde de travers. Mais le Portugais lève la main en signe de paix et de salut. Je lui réponds tout de suite. Si j’avais de l’instruction, je dirais: Salut Pedro d’Almodovar, d’Oliveira ou d’Estremor. Salut, camarade nègre. Salut, Bamboula du Mali, pauvre branque sous-payé qui vient nettoyer les chiottes des blancs du cul. Paix à toi qui vient de loin, de Bamako, de Taoudémi ou de Tombouctou. Nous, c’est plus simple. Les Indiens passent à côté des indiens sans se faire la guerre. Hugh, mes frères. La Paix soit avec vous. » (p.183)
Étiquettes : 1970-1979, Jean Vautrin, série noire
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« Arrête tes ovaires. Tu vas nous faire pleurer. »
J’approuve évidemment.
Et j’aurais pu en mettre 50 de ces perles!
Le genre de littérature qui manque à ma bibliothèque française… Mais pas pour longtemps!