Critique du livre
- The Dispossessed (1974)

le 18/01/2013 par lorrain

The Dispossessed , c’est un de ces romans de science fiction qu’on peut dire utopiques dans la mesure où un non-lieu (u-topos), un terrain prétendument neutre, est utilisé pour caricaturer des tendances bien réelles de nos sociétés. L’histoire, elle-même un peu caricaturale, est celle d’un antagonisme entre deux planètes et leurs systèmes politiques opposés. La narration frise parfois avec le binaire mais s’en sort en général juste avant que ça devienne un défaut. Et en polarisant ainsi, Le Guin arrive à aborder comme un débat la question de la liberté sur des sujets aussi variés et pourtant interdépendants que le voyage, le sens des institutions, la politique d’état, le communautarisme, la famille, la propriété, la révolte… The Dispossessed, c’est donc de la science-fiction sans petits hommes verts, mais plutôt avec un sens de l’anticipation qui développe une critique sociologique globale et des espoirs révolutionnaires. A plus forte raison, c’est un roman libertaire.

Et l’histoire d’un héros qui est plus libertaire que les libertaires. Shevek est un habitant d’Anarres, une planète déserte et inhospitalière habitée quand même, mais chichement, par des dissidents politiques. Ils ont fui la planète voisine, Urras, un exemple d’abondance où la nature est luxuriante, les habitations luxueuses et qui abrite une certaine dose de luxure mal digérée. Les habitants d’Anarres, question de lux, sont plutôt du côté de la lumière religieuse d’un dogme anti-religieux et d’une impression de grande vérité idéologique. Anarres, attention à la subtilité onomastique, est à l’image de la civilisation que leurs ancêtres utopistes ont crée: des anars. Ils vivent en toute liberté, sans propriété, et avec un sens aigu du bien commun. A l’inverse, les Urrasti sont des bourgeois caricaturaux, plus ou moins libres selon leur nationalité et leurs origines sociales, mais toujours avides, cupides et dépendants des biens matériels qu’ils amassent. Sur Urras, (je doute que le nom prévoie ce mauvais jeu de mots) les gens ne pensent qu’à leur cul, et même les relations humaines sont conçues sur la base de la propriété, tandis que sur Anarres, la liberté est le maître-mot et implique une supposée égalité et la paradoxale impossibilité de posséder qui ressemble beaucoup à une liberté négative* rappellant le vieux slogan soixante-huitard selon lequel Il est interdit d’interdire. Le clivage semble net et définitif. Une société individualiste, propriétaire, en manque d’humanité, dont s’échappe un groupe d’idéalistes qui fondent une communauté autonome pauvre mais où tous sont égaux, sans injustices, sans tabous… Mais aussi sans tolérance vis-à-vis de quelconques enrichissements ou ambitions personnelles. Shevek est un physicien qui aime la liberté que lui offre sa planète, mais il doit collaborer avec les scientifiques d’Urras, et sur Anarres, un attrait pour ces porcs de capitalistes est un problème. Enfreint dans sa liberté, Shevek fera tout pour briser les murs.

L’histoire commence avec son départ pour Urras sur un vol exceptionnel, la communication entre les planètes jumelles étant fastidieuse et rare. Le roman se développe ensuite en deux parties. Chaque chapitre impair parle de son voyage, sa rencontre avec le monde d’Urras. L’autre partie du roman explique d’où il vient, sa jeunesse sur Anarres, les beautés de cette liberté toute puissante, mais aussi les murs invisibles et les tabous cachés qu’il a trouvés et qui l’ont poussé à partir de là. A travers ce voyage conçu sous forme de dialogue, ou de débat — chaque chapitre est comme une réplique au sein de laquelle se mélangent les argumentations pour et contre ces mondes antagonistes — l’histoire de Shevek nous est racontée comme une aventure qui part d’un idéalisme militant et fait l’expérience de ses limites; on part d’une utopie libertaire (socialiste, hippie, égalitaire,…) pour la critiquer à la lumière des avantages d’une société traditionnelle, comme on part en voyage, c’est à dire, à l’inverse de l’exil, avec une certaine nostalgie du retour, prévu dès le départ comme l’accomplissement du voyage, car Shevek veut apprendre des Urrasti, et revenir chez lui pour en faire profiter les siens.

 

Avec The Dispossessed, Ursula Le Guin confirme sa place en tant qu’auteur à succès dans le monde de la science-fiction en remportant pour la deuxième fois le doublé des prix Hugo et Nebula. Plus qu’un succès d’édition et de librairie, ces prix indiquent un besoin de société, après soixante-huit, de continuer de construire avec l’utopie sans la figer et de continuer ou de reprendre le dialogue entre les tenants du conservatisme qui au fond rêvent au moins un peu de liberté et d’humanité, et des libertaires qui parfois se sentent quand-même un peu bornés par des dogmes… Quarante ans plus tard, les égalitaires n’ont pas perdu de leurs revendications; et on continue d’avoir besoin des philosophes et des vieux sages. Merci tante Ursule!

leguin

* libre de possession dans un sens qu’on retrouve plus dans les langues d’origine germanique, à la manière du sugarfree ou du Bleifrei.

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Un commentaire

  1. olivier olivier dit :

    Excellente chronique. J’avais jamais pensé à cette idée de liberté négative, ça me plaît énormément!

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